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L'oeuf

 

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Cependant, quand elle grimpa l'escalier, son pas lent la fit paraître elle-même, aussi marmoréenne, aussi lourde que la marche à gravir, plus majestueuse.

Elle était l'épouse de l'ogre, le petit poucet noué dans la robe en taffetas rouge et or d'une dame de trois étages : elle serait la énième femme...

A rebours, elle arriva vite au seuil de la chambre d'Eve.

Elle s'immobilisa sans plus entrer.

Guête aux abois...

Son regard métallique porté sur la porte en bois jaune, elle s'attendait à voir surgir un homme du trou.

L'un l'autre se regarderaient...

La lueur serait pâle, la vision floue.

Il se jetterait sur elle sans la dévorer.

Elle perdrait connaissance.

Lui aussi sans doute...

Elle ravalait son flingue.

Tout était simple.

L'enclos meurtrier lui était familier.

Elle l'imaginait avec ses draps et ses parures murales, ses couleurs de bonbons déjà sucés, son tapis de plumes.

Elle s'amusa à revoir la brosse à cheveux, et à y reconnaître les poils blonds cendrés mariés à tous les autres, les siens...

...les préférés d'une masse anonyme sans relève, et jamais changée...

L'écheveau d'Eve faisait d'elle une femme à vendre mais il ne fallait pas déchoir...

Un jour - pour un homme - tout semblerait néant.

Il fallait crever.

Elle laissa tomber son habit et partit.

Elle rit alors de toutes ses dents en se saisissant du col de sa chemise : c'était son père, les noeuds faits et jamais défaits aux cravates... des souvenirs.

Elle déambulait comme le fou dans les couloirs de son âme... aucune aile blanche...

La scène lui revenait comme une éternelle vague de sang et le monde évanoui se redressait comme un phare qui l'éblouissait sans jamais la toucher : elle le regrettait.

Tout à l'heure, elle charmait - sous le regard d'Eve qu'elle captivait par ses attentions.

Eve était comme un dresseur de chevaux, au centre d'un manège quand le ressort rauque du fouet la saisit à la gorge tandis qu'on entendait s'élever la voix d'une enfant.

Essoufflée, ne sentant ni ses mains, ni son mufle, ni sa taille, mais le courant et l'ardeur, la flèche... pas la flamme. 

Le lendemain, Eve en la voyant courir nus pieds sur la pierre froide - peut-être malgré elle, dirait à sa fille : "cours, mais cours donc, ou bien tes pieds prendront racine !".

Elle entrerait alors dans la pièce d'eau, où elle s'aspergerait, en compagnie des roses d'hiver et des chiens.

Elle arracherait un fruit à l'arbre puis viendrait tourner autour d'Eve dont elle aimait le parfum.

En attendant, elle grimpait au deuxième étage en continuant de s'imaginer Eve - en caricature - comme une poule aux dents carriées...

Elle regardait sa montre.

Ils étaient ponctuels.

Elle espérait qu'ils seraient brefs.

La peur commençait à monter comme un chant.

Elle venait de tuer sa mère.

Elle retirait délicatement une moitié de sucre du sucrier...

Le bruit froid de la porcelaine la berçait de rengaines !

Le poison était puissant...

Eve était sur le point d'oublier tout ce qui venait de se passer sous ses yeux par sa main et par sa faute.

L'orage éclate... elle relève la tête... sa fille est là, revenante.

Eve veut pouvoir attraper le bras d'un tourne disque pour rythmer d'une musique nerveuse l'entretien. 

Le silence est vite intenable - et la violence...

Elle prend les devants, s'adresse goulûment à la jeune fille.

Les policiers arrivents, ma chérie - ce n'est pas la peine qu'ils te voient.

Elle avait obéi.

Sa voix était douce.

Les traits du visage plairaient aux hommes.

Les courbes d'un cheveu droit, aussi.

Le temps comme une horlogie, pouvait rendre fou...

Il suffisait même d'y mouiller une bombe pour que la mèche se voile - la coupe et la mousse aux lèvres rouges, roses et blanches : tout se confondait bien dans la lanoline...

Elle aurait peur, très peur.

Le monde lui paraîtrait gris et elle entendrait bientôt les oiseaux sur le toit.

Tant qu'elle sentirait leur présence, ça irait, mais quand ils ne seraient plus qu'une idée, elle serait folle.

Elle pensait déjà à redescendre...

...le temps, suspendu comme un souffle.

Chaque nouvelle marche comme le sablier d'une Cendrillon des sables... l'appelait.

Elle continuait.

Une somme de démons inconnus attendait qu'on leur ouvre.

Eve et sa fille discutant toujuors, la petite table carrée construisit, en attendant, le triangle noir sur lequel se bâtirait l'Histoire du Monde.

On y voyait du monde, beaucoup de monde.

Il eut semblé pourtant que l'Arche aurait été rempli par ces deux femmes...

La destruction était totale.

Elle apprendraient à décliner leur nouvelle identité.

Des hommes évoluaient, parmi des couleurs.

A l'aube, anges et démons pouvaient constater les dégâts.

Toutes les échelles avaient été déplacées et personne ne s'y touvait plus...

Eve se sentait maintenant nue, à l'arrivée des hommes, et ne voulait plus : il fallait que l'autre reste où elle mourrait de honte et de chagrin.

Rouge de colère, la fille obtenait des excuses, sortait un bout de papier de sa poche, recopiait de mémoire le texte d'Eve...

Telle était la vision angélique.

Que s'était-il passé dans cet escalier ?

Cette femme était venue lui dire que sa mère avait tué son père.

Sa mère l'avait tuée... c'est tout ce qu'elle se rappelait.

Elle s'accrochait à cela comme à la bouée du phare...

Oscillant de la croupe.

Sa boussole prête à perdre le nord.

...L'homme serait vivant.

La jeune fille se présenterait à lui avec un citron entre les mains, déguisée en jonquille.

Elle était comme le prisonnier du désert...

Face à un miroir déformant.

L'embuement était tel qu'elle craignait de se mettre à rire au milieu des flammes...

Ayant pris au sérieux les paroles d'une étrangère, elle s'était imaginé le pire et...

Eve tuant son père.

Eve n'étant pas sa mère - sa légitime tuait son mari - qui n'était peut-être pas son père.

Comme le monde paraissait triste !

Sauf à vouloir vivre le schéma - banal - qu'un enfant sur trois, au moins, a le droit de rêver : le coufin abandonné sur un parvis d'église, l'enfant recueilli, ou le vilain petit canard - elle était captive sur un navire pirate, qui flottait péniblement sous la Lune.

Le cargo vient d'exploser, ne laissant derrière lui aucune trace verte...

Quelqu'un s'est-il jamais demandé comment virait l'encre de Chine ?

Cela aurait porté fatalement au conflit !

Cette fille n'aimait pas les anges !

Elle n'aimait pas non plus les oiseaux parce qu'ils avaient des ailes...

Eve en l'abandonnant au silence froid de la pièce unique du châtelet lui avait à peu près ordonné de monter dans sa chambre.

Elle l'avait seulement infantilisée à mort.

Une vraie femme se doit de faire des erreurs.

Sa mère seule existe...

Eve avait tiré, d'un coup sec, sur l'anneau... l'autre était morte en un quart d'heure.

On chercherait partout la femme portée disparue.

A sa place, on trouverait des hommes un peu hagards.

Des policiers. 

Elle connaissait la vérité dure et tendre.

Derrière le masque nerveux de l'adolescente fragile, quelqu'un semblait toujours attendre...

Alors ! Que s'était-il passé dans cet escalier ?

La nuit...

Elle bondit hors de son lit et enfila ses chaussons noirs.

Coiffée d'un solitaire, elle amorça enfin une descente...

Sous l'écriteau où il avait rendez-vous, le jeune homme commençait à s'impatienter.

Comment s'appelait-elle déjà ?

Ah ! Eve...

Le nom de cette femme lui plaisait. 

Toujours tirée à quatre épingle, française, et maintenant en retard.

Lui serait-il arrivé quelque chose ?

Il cherchait une cabine, quand il s'aperçut qu'il prenait la mauvaise direction.

Ce n'était pas par là qu'il voulait aller, mais plutôt par ici...

Il sortit et s'émut de se voir assez libre pour flâner, attendre, prendre du temps... 

Quand il comprit que c'était la peur qui le retenait d'aller plus vite, il força le pas pour atteindre la porte battante qu'il bouscula en se faisant un peu mal.

Il parlait tout seul depuis la mort de son frère, survenue l'année précédente juste avant qu'il ne rencontre cette femme dont il ne tomba pas amoureux.

Il attendait les cinquante coups pour raccrocher;

Enfin ! Elle arrivait...

Il s'élança vers elle en ralentissant dans les derniers mètres, pour mieux la prendre dans ses bras.

Ils marchèrent un peu.

- Le ciel est noir.

- Tu as peur ?

- Oui. On marche ?

La salle était vide.

Il la laissa choisir.

Elle préféra une table au fond parce qu'ils y seraient plus tranquilles.

Puis il fouilla rapidement son veston, dont il sortit l'écrin où se trouvait soigneusement rangé le bijou hérité de sa soeur, morte l'année précédente.

Le collier lui allait.

La fille le refusa pourtant.

Elle s'impatienta.

Sa robe en synthétique rouge la serrait de trop et elle avait hâte d'en finir.

Ils ont quitté le restaurant à trois heures environ.

Eve eut la sensation désagréable d'être suivie...

Quelqu'un bandait un arc... mais le poisson serait petit et lui filerait entre les jambes... 

Elle voulut s'assurer que sa fille dormait bien dans sa chambre, mais ne la trouva pas.

Elle pensa à l'appeler.

Par son nom...

...n'y parvint pas.

Elle courut au balcon.

Prendre de l'air.

Il guettait maintenant au loin la cime des arbres comme on attend le gibier.

Dans la pénombre du châtelet, il empoigna une toile qu'il choisit parmi les pinceaux.

Et l'adossa au mur, pas loin du jour.

A plat ventre, le menton dans les mains comme le savon dans la coquille de plâtre, il chercha la concentration du joueur.

Non ! La Lune n'était pas à vendre...

Il s'égosillait pour la femme qui ne l'entendait pas.

Les anges flottaient autour de lui.

Il voulait qu'elle les chasse...

Que faisait-elle là ?

Il s'approcha et la vit dormir.

Il la prit dans ses mains et la déposa sur le lit.

Plume.

Il aimait la vie.

Eve était seule.

Le pas était feutré...

Eve descendit l'escalier en courant, tant elle avait eu peur.

Il la retrouva dans la cour... 

Manchot des caves...

Qu'avait-il à lui dire ?

- Eve, c'est votre nom, n'est-ce pas ?

Eve prit tout son temps pour lui répondre.

Elle le trouvait avenant.

Cette rencontre nocturne illuminait déjà ses nuits.

Il était courbe.

Elle tangait.

Il la regardait.

Elle le savait beau.

Il ne se montrait pas.

Elle le devinait seulement.

- Vous m'aimez ?

- Non.

- Alors qu'est-ce que vous faites là ?

- Vous avez besoin de moi, Eve - comme j'ai besoin de vous... 

- Poussez-vous...

- Eve, vous me ressemblez...

- Allez-vous en !

- J'ai tué ma femme, Eve, et j'ai besoin de vous.

- Vous m'ennuyez...

- Eve, ne soyez pas sourde...

- Je ne rêve pas, n'est-ce pas ?

- Laissez-vous conduire...

- Je n'ai nulle part, Monsieur.

- Vous aviez une fille, elle vit toujours, non ?

Il rasait les murs...

- Oui, en Amérique, Monsieur...

- Pourquoi mentez-vous ?

- Je ne mens pas... mon Amour.

- Eve, vous êtes l'unique rescapée d'une guerre atomique... vous ne l'ignorez pas !

- Vous êtes là...

- Eve, réveillez-vous !

- Mais je ne dors pas, mon Amour...

Eve prenait de l'ascendant.

Le cheval se cabrait...

Il s'approcherait et viendrait lui aussi manger dans sa main le sucre !

- J'aurai ta peau, sale bête !

- Eve, votre fille a tout avoué. 

- Je n'ai jamais eu de fille, alors, de quoi voulez-vous parler ?

- Je sais que vous l'avez tuée mais elle vivait loin de vous...

- Je vous dis que je n'ai jamais eu de fille !

Il retournait manifestement le couteau dans la plaie de la vieille fille qui souffrait affreusement d'un manque...

- Allons, Eve, venez vous baigner, vous en mourrez d'envie.

- Vous êtes immonde !

- A quoi jouez-vous, Eve... vous savez bien que je vous connais !

- Nous ne sommes pas seuls, Monsieur.

- Mais si, mais si, je vous assure !

- Taisez-vous ! C'est vous qui mentez, maintenant !

- Eve, nous montons...

- Mais lâchez-moi !

- ...

- Au secours !

- Eve, nous montons...

- C'est un disque rayé !

- Eve...

- Je ne suis pas folle, dis-leur que je ne suis pas folle, ma chérie...

- Eve, vous flottez, maintenant... 

- ...

- Eve, il ne faut pas tricher... montez, continuez à monter, ne vous arrêtez pas, ne regardez rien mais montez, montez encore, montez toujours Eve, je vous aime...

- Vous êtes intelligent, Monsieur, mais cela ne suffit pas.

- Vous aimer, Eve, est mon droit le plus strict !

- Non, Monsieur.

- Eve, vous êtes chez vous.

- Merci, Monsieur, et comprenez que je ne suis plus moi.

Encore parfaitement saine de corp et d'esprit, elle entreprit d'ouvrir les yeux.

Elle découvrait son royaume : la cage d'un escalier en ferraille !

Un léger courant d'air frais la fit tourner la tête.

Courageusement, elle ramassa son corps encore souple, se releva et poussa la porte déjà ouverte...

Un mort était là, étendu près d'un livre ouvert.

Elle se coucha...

Elle aimait cet homme et elle l'aimerait toujours, si seulement il était pourvu d'une quelconque existence.

Elle était prête à tout pour le suivre, faire avec lui le dernier pas à défaut du premier.

Eve suivait l'amour aveugle.

Eve poussait encore une porte - la dernière.

Je refermai le livre où je l'avais cherchée sans la trouver. Eve avait fait semblant de mourir, semblant de vivre ! L'histoire ne parlait pas de son sentiment, parce qu'elle l'ignorait - l'auteur étant décédé prématurément le jour de Pâques. 

La bibliothéquaire m'ayant donné les résultats de son enquête, je rentrai donc chez moi la mort dans l'âme... J'étais fait comme un rat que l'amour de cette femme aurait miné...

C'était un jour de Carnaval. Des ribambelles occupaient la rue. Je reçus un choc et quelque chose dégoulina dans mon dos. Je retirai ma veste, et la considérai doucement de mon oeil le plus noir. L'auteur du crime était une fille d'un âge encore décimal...

- moi, je suis née tout seul !

Elle m'enjoignait de l'écouter avec un grelot dans la voix...

Je la pris par la main et me laissai conduire dans le brouillard sans fin d'une histoire brumeuse.

 

 

Catégories : Rebecca Huppe

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