En 1783, l'écrivain Antoine de Rivarol a remporté le grand prix de l'académie de Berlin pour un essai resté fameux: Le discours sur l'universalité de la langue française. Il y développait les raisons pour lesquelles le français régnait sur l'Europe de son temps.
L'argument principal portait sur les qualités intrinsèques du français, et en particulier sa capacité à nommer. Puis Rivarol est passé de la qualité de langue à la qualité de civilisation qui l'accompagne : c'est elle qui a conquis l'Europe, mieux et en tout cas plus durablement que ne l'aurait fait n'importe quelle grande armée. La France s'est ainsi prise pour la Grèce, et sa langue, succédant au latin, a régné comme une Rome qui aurait remplacé ses légions par le verbe. L'argument a séduit, et notre jeune écrivain (il venait d'avoir trente ans) a emporté le prix.
Mais si on lit attentivement Le discours..., on constate que notre lauréat n'a pas répondu de façon égale à l'ensemble des questions posées par l'auguste académie. En effet, la dernière partie de l'énoncé demandait de traiter des chances de durée de cette incontestable suprématie : « Est-il à présumer, demandait l'académie de Berlin en troisième et dernière question, que la langue française conserve cette prérogative ? ».
Il ne s'agissait plus de constater une évidence et de l'expliquer, mais de conclure en élevant le débat au niveau de la prospective linguistique. Et Rivarol sur ce dernier point a été très évasif ; à peine déduit-on de son exposé que, puisque les choses sont bien ainsi, il n'y a guère de raison que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets.
Les académiciens prussiens n'ont pas semblé remarquer cette faiblesse. En 1783, l'écrivain Antoine de Rivarol a remporté le grand prix de l'académie de Berlin pour un essai resté fameux: Le discours sur l'universalité de la langue française. Il y développait les raisons pour lesquelles le français régnait sur l'Europe de son temps.
Crise du sens
Certes, le français conserve intacte, ou presque intacte, sa capacité à nommer de façon précise les notions et les techniques nouvelles, mais la précision qui fit le succès du français n'est plus, comme au XVIIIe siècle, voire au XIXe, l'unique critère pour nommer. Aujourd'hui, il faut souvent sacrifier le temps de la réflexion et accepter parfois de dire n'importe comment, parce qu'il faut nommer vite. Ce qui était, et est toujours, une qualité n'est pas nécessairement une condition de durée.
Le beau temps de Rivarol a subsisté tant que l'on a disputé des langues pour leurs qualités intrinsèques, pour les notions que l'on pouvait exprimer grâce à elles, pour leurs subtilités. Les langues étaient alors, pour parler comme Esope, les meilleures des choses.
Mais dans un monde médiatisé comme le nôtre, le rapport de l'homme à la langue qu'il utilise a changé. Il recherche moins la subtilité du discours qu'un moyen de communication immédiat et minimal avec le reste du monde. La logique de ce langage commun, c'est en quelque sorte la communication pour la communication, sans égard pour la qualité d'expression de la pensée. C'est la prise d'indépendance du signifiant par rapport au signifié. C'est l'apothéose de la pratique publicitaire, de la communication politique, qui emploient un mot pour son impact, pour sa charge émotive, pour son affect, bien plus que pour son sens. C'est l'art suprême de tromper par omission, non par omission d'un terme, mais par omission du rapport au sens de ce terme. C'est une crise du verbe, qu'accompagne parallèlement le triomphe de l'image et de l'effet spécial.
La langue est donc bien aussi, toujours pour parler comme Esope, la pire des choses.
Et reconnaissons que la langue française a du mal à se détacher des liens du sens, moins sans doute par nostalgie du temps de Rivarol où elle régnait par le verbe, que parce que ses propres rapports avec elle-même ne lui permettent pas de s'en passer.
Est-ce à dire que, dans les conditions de communication et de vitesse qui accompagnent la mondialisation, la langue française ne pourrait soutenir un nouveau Discours sur son universalité ?
Universalité ou mondialisation?
C'est qu'il ne s'agit pas de confondre universalité et mondialisation. Le terme de «mondialisation» est entré dans le langage de la presse dans les années cinquante et se définissait alors comme le fait de donner une dimension mondiale à quelque chose dont on précisait la nature, comme par exemple «la mondialisation d'un conflit».
C'était alors un phénomène dynamique; mais ce n'est plus l'acception d'aujourd'hui, où la mondialisation se présente comme absolue, sans référence à un objet précis. C'est un état de fait, comme l'est le résultat d'une conquête : ce n'est plus une dynamique, c'en est le résultat.
Des langues qui se posent la question de leur place dans la mondialisation, il y en a d'autres que le français l'espagnol, le chinois, l'arabe, le russe et l'anglais, pour nous en tenir aux langues de travail de l'ONU. Cette liste de langues a été établie en fonction du nombre de leurs locuteurs respectifs, c'est-à-dire du poids des États et des peuples qui les parlent. La question de leurs qualités linguistiques ne se pose même pas: rapport de forces politico-démographique d'une part, et compromis entre simplification de la communication internationale et diversité culturelle réduite au strict minimum d'autre part, sont seuls déterminants.
Inséparable de la notion de mondialisation et lié à son sort, l'anglais occupe une place spécifique. Cette langue de culture s'est effacée derrière sa caricature omniprésente et appauvrie. Le basic english s'est laissé tenter par le pouvoir de communiquer pour communiquer et a ainsi conquis le monde de l'à-peu-près, balançant entre langue de bois des nouveaux maîtres politico-économiques du monde et pidgin de leurs sous-traitants.
La langue de Shakespeare pouvait prétendre à l'universalité ; n'y était-elle pas parvenue d'ailleurs à sa façon avec l'auteur de Hamlet? En revanche, l'anglais de bois qui a presque partout remplacé aujourd'hui celui de Shakespeare a perdu tout ce qui faisait l'universalité potentielle de l'anglais.
Ce qu'il a gagné en horizontalité dans la mondialisation, l'anglais l'a perdu en verticalité en devenant l'instrument d'une gigantesque normalisation des comportements, en devenant le vecteur du désir immaîtrisé de tout un chacun de consommer la même chose que son semblable, quand ce n'est pas de courir après la même « servitude volontaire » que lui.
Entre force et faiblesse
Mondiale, la langue française l'est pourtant, à travers la francophonie. Mais la francophonie, même si c'est l'Histoire qui a présidé à l'expansion internationale du français, est restée avant tout un phénomène linguistique et culturel. C'est même ce qui la distingue fondamentalement des autres langues de grande diffusion.
Les bases de l'hispanité, par exemple, sont autant la langue espagnole que l'appartenance à une communauté historico-sociologique, géographiquement liée à un continent donné et héritière de l'ancien empire espagnol.
C'est qu'à la différence aussi du Commonwealth, qui demeure lié plus ou moins étroitement à la Couronne britannique, la francophonie ne se réduit pas à la transformation des anciens liens coloniaux de la France. D'anciennes colonies anglaises, comme l'île Maurice, le Ghana ou les Seychelles, sans parler du Québec, sont membres de l'Organisation internationale de la Francophonie. Certains pays francophones ont même d'autres appartenances linguistiques plus fortes que celles qu'elles partagent avec la francophonie, les pays arabes, par exemple.
Certes, le français fut conquérant en Afrique, mais il a été persécuté aussi, en Amérique du Nord et sur notre continent.
Avoir « le français en partage », c'est certainement aussi avoir en partage une certaine façon de penser en français, mais cette simple pratique linguistique et culturelle ne constitue guère en soi un empire : les francophones sont répartis sur les cinq continents et leur diversité se prêterait mal à un tel projet.
La chance de la francophonie
C'est que, à côté d'une mondialisation qui, en matière de culture, détruit beaucoup et offre peu, la nécessité d'une forme de verticalité dans l'expression de l'esprit demeure; et la langue française continue d'être perçue, ainsi qu'au temps de Rivarol, comme un des meilleurs moyens d'expression de l'esprit, comme une voie possible d'accès à l'universel.
Naturellement, il ne s'agit plus pour le français de ne régner que sur les beaux esprits de la seule Europe comme au XVIIIe siècle ; la francophonie a des dimensions et des exigences beaucoup plus vastes.
Ce qui fait l'universalité d'une langue, ce n'est évidemment pas d'être parlée par toutes les hôtesses de l'air, mais c'est sa capacité à donner accès à tous les domaines de la culture, des sciences et des techniques ; c'est sa capacité à dire le monde. C'est, comme le disait Rivarol du français, sa capacité à nommer.
L'universalité d'une langue, c'est sa capacité à aider à dépasser les conditions linguistiques initiales d'une démarche intellectuelle, non de prétendre tenir lieu de toutes les autres langues. Ce qui fait l'universalité d'une langue, c'est enfin et même surtout d'être le support d'une pensée critique.
C'est ce couple original entre la langue et la pensée françaises que la francophonie offre en partage à ses locuteurs.
Nouvelle universalité de la langue française
L'universalité d'une langue, c'est donc essayer de tout dire, ce n'est pas essayer de tout remplacer ; c'est pourquoi, dans les conditions d'aujourd'hui, l'universalité de la langue française et de la francophonie, si elle demeure irréductiblement originale, n'est pas une démarche qui exclut les autres langues et les autres cultures.
On peut même dire, au contraire, que, désireuse de diversité, voire de dépassement, l'universalité de la langue française se nourrit aussi de ce que lui apporte de l'extérieur l'ensemble de la francophonie.
Il est particulièrement révélateur à ce sujet de constater que les deux derniers académiciens français viennent du grand large : l'un, M. François Cheng, est chinois, l'autre, Mme Assia Djebar, vient d'une Algérie qui a rompu, avec la détermination que l'on sait, ses attaches coloniales avec la France et qui reconnaît aujourd'hui que le français lui est autant une langue d'ouverture qu'une «langue d'intimité».
La langue française et la francophonie sont universalité, non parce qu'elles sont les plus brillantes, encore moins parce qu'elles voudraient être les seules, mais parce qu'elles sont diversité, parce qu'elles sont alternance à la normalisation et à la langue de bois, parce qu'elles sont antidote à un politi-quement correct impérial et impérieux.
La langue française et la francophonie sont une chance qui ne saurait être partout que librement consentie.
La foi en l'homme
Pour souhaitable que soit l'universalité du français, monsieur de Rivarol, celle-ci n'est pas un acquis définitif, c'est un combat renouvelé, qui participe de la nature même du combat de l'esprit, toujours vigilant et parfois bien fragile.
L'aboutissement logique de l'esprit de la francophonie — version moderne et universelle de la cité — croise le projet politique, parfois fragile lui aussi et objet en tout cas de vigilance, de la démocratie ; croise, ce qui en est la cause et la conséquence, la foi en l'homme.
Philippe Loubière
http://agora.qc.ca/francophonie.nsf/Documents/Antoine_de_Rivarol--Adresse_a_Antoine_de_Rivarol_pour_un_nouveau_Discours_sur_luniversalite_par_Philippe_Loubiere