Il était une fois une fille du nom d'Artémise, qui avait un don pour la géographie. Chacun de ses doigts indiquait à qui le voulait, le chemin qu'il souhaitait emprunter. Ainsi par exemple, je me rendis - moi-même, en personne - à l'endroit le plus beau du monde : il ne portait pas de nom - elle me dit que c'était ainsi, et je la crus...
A sa main gauche, Artémise portait un gant fauve. Quelqu'un lui avait un jour demandé où elle l'avait trouvé. Elle avait répondu... qu'elle n'en savait rien. Mais cette fois, personne ne l'avait crue. "Où l'as-tu trouvé ?". Un cri avait transpercé la foule tandis qu'elle se relevait lentement de son tabouret blanc pour partir...
Sa réponse fut immédiate et ses mots résonnèrent comme les sabots d'un cheval sur les pavés de ma rue : "Mes amis, ce gant que vous aimez tant m'a été donné par le Roi de Coeur. Vous le rencontrerez peut-être un jour sur votre chemin... Il cherche toujours à connaître celui qui voyage, sur terre comme sur mer !".
Alors l'éclair fendit le ciel, avec fracas. Je vis Artémise le menton relevé et le bras tendu vers son peuple. Un sourire dur allongeait ses lèvres azurées. La foule - figée, comme glacée - entendit des mots, hurlés : "La maison du Roi de Coeur est rouge et blanche !".
En ouvrant les yeux, je ressentis une douleur au crâne comme si j'avais été assommé la veille, par un gourdin. La place était vide... On y voyait des papiers gras, quelques mégots, une feuille de journal dans le vent. Je courus pour l'attraper, et du jeter ma jambe de tout son poids sur le grand rectangle - pour l'immobiliser, avant de le ramasser.
Il était écrit que le 7 mai 1957, une femme avait été trouvée morte sur la place du village où elle venait de prononcer un discours. Sur son front, un disque noir entourait un coeur rouge tracé au stick. Aucune enquête sérieuse ne pouvait être menée : par manque de preuves.
Dans la colonne de droite, je pus lire que tous les habitants du village avaient mystérieusement disparu pendant la nuit, laissant tables couvertes et vaisselle salie, lits défaits et couvertures ballantes, maisons ouvertes et maisons fermées.
"Artémise !" entendis-je appeler derrière moi... Je me retournai et me trouvai face à une énorme bâtisse rouge cendré. Elle semblait battre comme un coeur et je mangeai mes lèvres pour les empêcher de partir dans un grand éclat de rire.
"Artémise...". Le ton cette fois était changé. J'étais profondément secoué d'autant que les murs de la maison se mettaient à respirer, à battre. "L'enfant était né dans mon coeur", entendis-je prononcer dans le coffre de mon poitrail, offert à cette splendide bataille amoureuse, dont je me croyais exclu...
J'étais comme le badaud, l'enfant, quand une souris passa entre mes jambes, passa et repassa, et repassa encore formant un huit qui inscrivit mon poids dans le sol jusqu'à me faire tomber le nez dans la poussière...
Je prenais appui sur mes membres, tentant de me redresser, lorsque le foudre entonna d'une voix cassée : "Ar-té-mi-se". Cette fois j'en eus assez, il me semblait m'abêtir dans une histoire qui ne pouvait se passer qu'au pays des rêves. J'étais négligent et fade, sans sel...
"Quoi !" lançai-je à l'improviste. "Que veux-tu et qui es-tu ?". Il me semblait que je parcourais les chemins de mon enfance et cela me donna la sensation d'un chatouillement dans le pied. Tout en tendant une oreille pour entendre la réponse, je délaissai mon soulier pour sortir mon pied et remuer mes orteils...
La maison scintillait, était blanche, couverte de perles et de peaux, elle respirait de ses petits poumons et je ne me rendis pas tout de suite compte qu'elle avait changé de place. "Artémise ?". La voix venait de là.
Sans attendre, retenant ma chaussure par ses lacets défaits, j'entrai en boitant dans la demeure sacrée ou magique. Des voix de femmes chuchotaient des choses, des odeurs de cuisine se dégageaient des poutres, je me faisais petit. J'étais bien.
"A toi de jouer, Artémise...". La voix sortait d'une porte sur la droite. Le couloir était mince et sombre mais je pus tout de même me pencher à hauteur de la ceinture pour entrer mon oeil dans la serrure sans clé. Je ne vis rien.
Une femme passait avec un déhanché formidable - un plat sur l'épaule. elle se retourna sur moi avec une moue qui voulait tout dire, ou rien dire... Je tirai sur les pans de ma veste, tournai la poignée et entrai en cherchant quelqu'un.
- Vous n'auriez pas vu ma femme ?
- Comment s'appelle-t-elle ?
- Euh... Artémise.
- Je ne te crois pas ! Je ne te crois pas ! Malheur à toi car tu as trahi le Roi de Coeur !
- Malheur à moi qui suis sans femme...
- Artémise t'attend pour te couper la tête !
Je fis claquer la porte derrière moi. Une autre s'ouvrit dans mon dos. Une sorte de géant en sortit. Il portait du poil sur la tête, des cheveux sur les bras, avait une dent plus longue que l'autre, et parlait tout bas.
- Entrez, Monsieur, on vous attend.
- Artémise est donc en vie !?
Une autre femme était là. Enfin, car à la voir, ce ne pouvait être elle... non... elle était trop grise, trop maigre, trop top !
- Ernest ?
- Ah non ! Moi c'est Nestor.
- Enchantée, Nestor. Je suis Artémise.
- Ma femme ?
- Pas tout à fait...
- Vous êtes une femme et vous n'êtes pas ma femme.
- C'est impossible là où vous vous trouvez...
- Et bien justement... où suis-je ?
- Vous êtes dans une maison rouge et blanche, où il vous faudra trancher. Je vous demande de réussir, ou bien je mourrai.
- Ha !
- Où vous a-t-on appris à être aussi grossier avec les femmes ?
- Où avez-vous appris à tuer les hommes ?
- Vous vous trompez...
- Allons, Madame, vous êtes cet homme, vous êtes le Roi de Coeur, vous êtes une magicienne !
- Ah bon ?
- Je vous ai vue, hier soir, laisser votre cadavre balancé au gré du vent et des étoiles, jouissant en plein air de la mort qui vous parcourait comme on grille un feu !
- Vous m'avez vue sourire ?
- Je suis le premier ?
- Non.
Je sortis illico de cette maison de rêve, après avoir rencontré la femme de mes rêves. J'étais assis sur un trottoir, les jambes repliées sur une poitrine poivre et sel.
Combien d'années avaient passé ? Aucune, un jour. L'hiver était là. Il m'attendait sous les traits d'un jeune homme au teint basané, avec une fleur orange à la bouche.
- Tu veux connaître le nom de cette fleur ?
- Oui, si tu veux.
- Elle s'appelle... Artémise.
- Mm...
- Tu l'as connue, Artémise...
- Oui.
- Est-ce qu'elle est belle ?
- Oui et non.
- Tu es fou ! Il faut toujours dire que c'est la plus belle !
- Alors, c'est la plus belle, tu as raison. Tu es content ?
- Très content.
- Moi aussi, je suis très content.
- Ce n'est pas vrai, je le vois bien...
- A quoi le vois-tu donc ?
- A la couleur de ta peau... elle est grise, tu es gris comme une crevette rose ! Ha ! Ha ! Ha !
- Ha ! Ha ! Ha ! Et toi, tu es tout rouge, maintenant : tu es timide ?
- Je crois. C'est pour ça que je n'ai pas connu Artémise.
- Voyons... tu en parles comme d'une princesse ou d'une fille de joie...
- Ne dis pas ça ! Artémise est seulement une belle princesse que j'aurais aimé rencontrer.
J'avais fermé les yeux pour savourer la fraîcheur des paroles de cet homme. Quand je les rouvris, il n'était plus là. On m'avait tapoté l'épaule. Une femme au regard d'acier occupait maintenant la place de mon ami. Elle s'était assise à ma gauche.
Les coudes sur les genoux écartés - sans grande élégance, mais la jupe était longue et sale et cela ne faisait plus grande différence... Ses paupières aux longs cils roucoulaient. Elle prononçait des mots incompréhensibles.
Alors je me mis à parler tout seul, profitant que sa présence importune me justifiait de négliger de m'intéresser à elle.
Je remarquai qu'au nom d'Artémise, elle frissonnait comme une biche et j'aurais voulu la prendre dans mes bras, profiter de la nuit tombante pour nous entraîner tous les deux dans les vagues d'un songe.
Cependant, trop honnête ou peureux, je braquai mon regard sur le corps repoussant de cette femme. Plus elle m'attirait, plus je la regardais, pour lui arracher ses défauts... Plus je nageais, plus je...
"ARTEMISE !!!". Elle se leva d'un bond, et je la vis disparaître sur la piste du Sud. Etait-ce elle ? Ou bien sa servante... Qui était l'imposteur !
Bon Dieu ! C'était moi ! Je me battais la tête contre les murs. Ils étaient tous plus mous les uns que les autres... sauf un. Le sien ! Ca ne pouvait être que le sien : une porte ouverte... J'épongeai vite un doute jaloux et entrai à nouveau dans l'étuve d'une maison habitée par l'être aimé.
Le souffle court, je m'étalai de tout mon long renversant tout sur mon passage. Assis par terre, je comptais parmi les objets : un balai, une serpillère, un savon, de la mousse, et un appareil photo.
- Artémise, tu ne peux pas faire attention !
- Quoi, Noémie ?
- Attrape ce livre, là, non, pas celui-là, celui qui est juste au-dessus, avec une couverture marron. Apporte-le moi, s'il-te-plait.
- ...Artémise... ça parle de moi ?
- Je ne sais pas, enfin... je ne crois pas.
- ...
- J'ouvre à la dernière page, d'accord ?
Personne n'avait rien vu, je baignais dans des odeurs d'alcool ou de désinfectant, mais je profitais de la voix suave qu'il m'était enfin donné d'entendre. Elle paraissait d'autant plus douce que le corps que j'y associais en rêve était celui d'une jeune fille bien élevée et propre.
Il me faudrait la rencontrer, dans quelques instants... Je ramenai mes jambes à moi, et m'adossai au mur en me relevant. Cette fois, j'étais bien vivant, bien éveillé, bien désirable enfin...
L'épisode de la veille lu dans le journal ne pouvait avoir jailli que de l'imagination d'un journaliste en mal de succès faciles. Une fille comme Artémise ne se doutait même pas que cette espèce d'individu pût exister... n'est-ce pas ?
Des pensées trop bruyantes et brûlantes m'avaient éloigné du son de sa voix. Je redevins moi-même, heureux et sage, en l'écoutant. Je m'en berçais... comme un, enfant ! Une souris passa sous mon nez comme un bolide. J'eus seulement une pensée pour ce roi fou amoureux...
- Alors, Artémise, comment trouves-tu cette histoire ?
- Ecoute : "elle lut dans son regard la traîtrise, sortit son couteau et le poignarda d'un coup, sans hésiter. Cet homme lui avait donné cette arme secrète, pour tuer tous ceux qui voudraient lui voler son âme. Seul dans les coulisses attendant la Reine, le Roi de Coeur (...). Elle en aurait l'usage spontanément et instantanément, le temps venu...".